Le français, langue vivante ?

A l’occasion du Congrès mondial des écrivains de langue française qui se déroulera à Tunis les 25 et 26 septembre, le 1 Hebdo consacre cette semaine son numéro à "la langue française aujourd’hui".
Julien Bisson, Rédacteur en chef du 1 :
"La langue française déborde aujourd’hui des frontières de l’Hexagone, nourrie de mots, de regards, de tournures propres à chaque territoire. Plus que jamais, c’est dans la francophonie que l’avenir de notre langue se joue.
Depuis plusieurs années, la langue française est devenue un véritable champ de bataille où se rejouent les grands débats politiques du moment. Et chacun de donner son avis sur la féminisation de la langue, l’usage du point médian ou la suppression de termes jugés racistes. Sans oublier les échanges, plus techniques mais pas moins vifs, qui entourent la simplification de l’orthographe, la réforme de l’accord de proximité, ou même l’abandon de l’accord du participe passé, un temps évoqué outre-Quiévrain !"
Parmi les contributions à ce numéro, nous reproduisons ici, avec l’autorisation du 1 Hebdo, un extrait de l’article de Laurent Gaudé, écrivain, prix Goncourt 2004 (1) :
"Il faut défendre la langue française. Tout le monde le dit, ce doit être vrai. Il faut défendre notre grammaire, notre orthographe, l’influence qu’elle a dans le monde. Il faut se mobiliser, s’arc-bouter. L’heure est grave. L’heure a toujours été grave. Donc défendons !
Mais de quoi ? Qui l’attaque ? Où sont les barbares, les hirsutes, les profanateurs sans vergogne ?
Demandez. On vous les nommera :
D’abord, il y a la jeunesse, bien sûr, qui ne fait pas d’effort, mâchouille les mots plutôt que de les dire, invente son propre baragouin que personne ne comprend et massacre consciencieusement celui des adultes par malice, provocation ou inculture, on ne sait plus trop…
Mais s’il n’y avait que cela… Arrive ensuite « La Grande Anglo-Saxonne » et son armada de mots gadgets, faciles, mondialisés. Puis, enfin, l’ennemi infatigable qui revient sans cesse : le « parlé générationnel », avec ses raccourcis, son irrévérence grammaticale, les « wesh », les « cheh ! », les « BG », les « seum », les « belek »… Vous voyez ? Qui en veut à la langue française ? C’est facile. Tous les doigts pointent dans la même direction : la rue !
Sauf que… C’est aussi l’endroit où elle naît, la rue. Toujours. Le français avant d’être une vieille dame un peu raide a été une fille des caniveaux, vernaculaire disait-on, face au grand latin et à l’indépassable grec. Vernaculaire, en voilà un joli mot pour ne pas dire « vulgaire ». La rue, donc. Parce que c’est là qu’on a besoin d’elle, qu’ont lieu les échanges, le commerce, les rencontres. C’est là qu’on s’insulte, qu’on débat, qu’on rigole. Alors elle prend tout, la langue. Parce que c’est exactement ce qu’on lui demande. Et c’est foutraque, ça parle en tous sens. Mais est-ce ainsi que meurent les langues ? Frappées par un trop grand tumulte ?
Non. Ce dont il faudrait vraiment défendre la langue française, c’est de cette part morte qu’elle charrie et qui enfle sans cesse : toutes ces phrases creuses, écran de pensée vide ou dissimulation des vrais enjeux. Langue de bois, langue de publicité qui nous parle par injonctions mielleuses, ou langue des entreprises qui essaie de nous faire passer des méthodes d’aliénation pour de belles innovations, et alors on « performe », on met au point des « process », on organise des week-ends de « team building », on avance par « step », mais l’essentiel est de rester « corporate »…
"Le français, avant d’être une vieille dame un peu raide, a été une fille des caniveaux"
Il faut aussi la défendre contre ceux qui veulent retirer des mots plutôt que d’en inventer. Les offusqués permanents qui ont décidé d’éradiquer les mauvaises herbes. Oui, il y a, dans notre champ lexical, de vieux mots qui ne sentent pas bon, traînent avec eux leur sale odeur de racisme, de culture coloniale, mais les effacer, c’est gommer l’histoire, c’est se peindre en plus beau que nous ne sommes. La langue porte les traces de nos errances, de nos préjugés, de nos crimes. Ce sont ses cicatrices et les gommer ne nous rendra pas meilleurs, juste amnésiques. [...]
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(1) Prix Goncourt 2004 pour son roman "Le Soleil des Scorta", Laurent Gaudé est l’auteur de plus d’une vingtaine de livres aux éditions Actes Sud – romans, pièces de théâtre et recueils de nouvelles. Il vient de publier "De sang et de lumière", un recueil de poèmes engagés qui saisit à bras-le-corps notre monde, sa misère, sa beauté et sa force.